France: Antilles, Guyane, les routes de la cocaïne s'intensifient
Pour répondre au marché de la cocaïne en France, dans un contexte de très forte production par les pays producteurs, les Antilles et la Guyane sont devenues des plateformes de transit de plus en plus sollicitées par les trafiquants. Le 1 pour 1 aux Antilles et la multiplication des mules au départ de Cayenne sont devenus des axes prioritaires de la lutte sur le trafic de drogue transatlantique par le nouvel Office anti-stupéfiant (Ofast). Entretien.
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L’Office anti-stupéfiant (Ofast), qui était l’une des grandes mesures annoncées par le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner le 17 septembre 2019 dans le cadre de l’annonce du plan national de lutte contre les stupéfiants, est opérationnel depuis le début de l’année. Elle se substitue à l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Octris) et à la Mission de lutte anti-drogue (Milad) et devient le chef de file unique de la lutte anti-drogues en coordonnant le travail des policiers, des gendarmes, des douaniers, des magistrats, des militaires des trois armées et des diplomates. L’Ofast, qui dispose de quelque 150 hommes et femmes et de 16 antennes en métropole et outre-mer, est dirigé par un haut responsable de la police nationale, le commissaire divisionnaire Stéphanie Cherbonnier, secondé par un magistrat, le procureur Samuel Vuelta Simon et par Jean-Philippe Reiland, colonel de gendarmerie.
Le commissaire divisionnaire Christian Nussbaum est le directeur inter-régional de la police judiciaire Antilles-Guyane dont le siège est en Guadeloupe et qui a en charge l'Ofast Antilles-Guyane.
RFI : Christian Nussbaum, vous qui avez connu l’Octris, vous êtes désormais en charge aujourd’hui de l’Ofast pour les Antilles-Guyane, qu’est-ce qui a changé avec cette nouvelle superstructure ?
Christian Nussbaum : Aujourd’hui, il y a un chef de file dans la lutte contre le trafic de stupéfiants qui a été désigné par le ministre : c'est la police judiciaire par l'action de l'Ofast qui est directement rattachée au directeur central de la police judiciaire. La marque forte de cette structure est de faire travailler ensemble tous les services qui travaillent encore sur les stupéfiants (stups) de façon un petit peu séparée. Aujourd’hui, c’est vraiment institutionnalisé, il doit y avoir mise en commun, réunion autour d’une table et enquête commune. C’est quelque chose qui s’est mis en place au travers des " cross " qui sont des centres de renseignement opérationnel sur le trafic de stupéfiant, à l’image de la " cross " de Marseille qui réunit tous les acteurs de la lutte contre le trafic de stupéfiant depuis déjà un petit moment. C’est la mise en commun du renseignement et du travail sur les enquêtes entre douane, police, gendarmerie, et tout cela sous l’autorité des magistrats qui dirigent les enquêtes.
Les axes prioritaires de ce travail, ce sont le flux rentrant en provenance d’Amérique du Sud, le flux rentrant en provenance d’Espagne, et à l’intérieur du pays, c’est la lutte contre le narco-banditisme et le trafic dans les cités.
Pour vous qui êtes en charge de la lutte contre les stupéfiants sur les Antilles-Guyane, comment voyez-vous cette problématique aux Antilles ?
C’est une problématique de cocaïne principalement mais aussi d’herbe de cannabis et, depuis une date qui est plus récente, de résine de cannabis. Car il y a une forte augmentation du trafic qui est due aux possibilités d’échange de la résine de cannabis contre de la cocaïne sur les Antilles. La cocaïne qui vient des pays producteurs (Colombie, Pérou, Bolivie) est disponible aux Antilles et peut être échangée contre de la résine de cannabis importée par les trafiquants de métropole pour la même quantité, soit 1kg de cocaïne pour 1kg de résine de cannabis. Les trafiquants arrivent aux Antilles avec 1kg, 10kg ou 100kg de résine de cannabis et ils repartent avec 1kg, 10kg ou 100kg de cocaïne. Dans ce troc, qu’on appelle le 1 pour 1, le kilo de résine se négocie entre 1 000 et 3 000 euros, cela permet aux trafiquants de toucher des kilos de cocaïne à ce prix et d’avoir une énorme marge de progression. Le trafic est donc en augmentation de par la disponibilité de la cocaïne et de par son faible coût aux Antilles.
Le trafic aux Antilles est surtout à destination de l’Europe et de la France métropolitaine en particulier et donc il y a aussi aux Antilles la problématique des mules (des passeurs de drogue). Car les mules ne sont que le flux sortant des Antilles et s’il y a un flux sortant, c’est qu’il y a un flux entrant de cocaïne et elle rentre par le trafic inter-îles. Donc, on essaye de mieux lutter contre ce trafic inter-îles.
Pourquoi envoyer de la résine de cannabis aux Antilles pour acheter de la cocaïne ?
Parce qu’il n’y a pas de ce produit et qu'il y a une forte disponibilité de la cocaïne. Dans les îles, il y a de l’herbe de cannabis mais il n’y a pas de résine, c’est un produit qui est devenu disponible par la métropole et qui vient du Maroc. Depuis qu’on a décelé ce type de trafic Maroc-métropole-Antilles pour avoir de la cocaïne, on a eu des quantités de plus en plus importantes. Au départ, on trouvait des gens avec un ou deux kilos qui essayaient de repartir avec de la cocaïne, mais maintenant, on voit des containers arriver de métropole avec à l’intérieur, dissimulés, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de kilos de résine de cannabis. C’est monté en gamme.
Depuis combien de temps ce phénomène existe-t-il ?
Quand je suis arrivé aux Antilles en 2016, on commençait déjà à voir ce phénomène qui depuis s’est développé. Le principal vecteur est aérien : c’est le transport aérien commercial, pour venir et pour repartir des Antilles. Ce sont principalement des mules et pour les très grosses quantités, c’est le vecteur maritime par containers avec la technique du " rip off ", des sacs qui sont jetés à même le container et qui sont récupérés à l’arrivée. Pour lutter contre ce trafic maritime, il y a aussi ce qu’on appelle « l’action de l’État en mer » qui est dirigé par le préfet de la Martinique, qui nous permet de disposer des moyens de la marine nationale pour des interceptions en mer, que ce soit dans le cadre de recherche et d’initiative, ou dans le cadre éventuellement d’enquêtes qui pourraient donner des cibles à la marine nationale. C’est aussi un acteur qui va faire partie du dispositif global.
Qui sont les grands opérateurs de ce trafic ? S’agit-il par exemple de cartels latino-américains ?
Je pense que quand la cocaïne est aux Antilles, les cartels sont loin. Ce ne sont plus eux qui ont la main sur la marchandise et celle-ci ne leur appartient déjà plus. On a affaire, dans le cadre de ce trafic, à de gros trafiquants locaux, Antillais, de Sainte Lucie ou de la Dominique, qui sont en affaire avec des gros trafiquants qui sont en métropole. Ce sont des opérateurs locaux, il est très rare que des gens originaires des pays producteurs soient impliqués dans les réseaux qu’on démantèle aux Antilles. Ça arrive mais c’est très rare, et lorsque ça se produit, il s'agit de petites mains. Ceux qui sont à la tête du trafic aux Antilles sont des malfaiteurs notoires qui sont déjà d’envergure. Ils chapeautent le flux rentrant et ils délèguent le flux sortant.
Vous réalisez des saisies avec quelle fréquence aux Antilles ?
On peut faire des saisies tous les jours, cela dépend des quantités. Il y a un trafic inter-îles qui est très intense pour le flux entrant sur la Martinique et sur la Guadeloupe. On peut faire quatre, cinq, six opérations d’interception dans l’année, plus des opérations d’interception dans le cadre de dossiers, plus des opérations qui sont déclenchées de manière soudaine par la Marine ou par les Douanes dans le cadre de leurs patrouilles. Sur l'année écoulée, tous services confondus, nous avons saisi environ trois tonnes de cocaïne sur l'ensemble des trois territoires (cf tableau). Il peut y avoir de très bonnes années et des années moins bonnes, tout dépend des enquêtes et des déroulés des enquêtes. On ne capte pas tout, c’est certain, il y a encore une grosse partie qui est disponible, on le voit dans les affaires. C’est peut-être pour nous, avec la création de l’Ofast, l’occasion de regarder ce qu’on fait, ce qu’on arrive à toucher, ce qu’on arrive à démanteler, pour éventuellement se remettre en question et aborder le sujet autrement. Par ailleurs l'augmentation des saisies douanières, très chronophages dans leur traitement judiciaire, paralyse fortement l'activité opérationnelle de nos groupes d'enquête.
Quelle est la situation en Guyane ?
C’est un trafic complètement différent de ce qui se passe aux Antilles. Le trafic en Guyane est un flux entrant en provenance du Suriname et un flux sortant à destination de la métropole par le vecteur aérien commercial. C’est un flux sortant principalement par le biais de ce qu’on appelle « les mules », qui est un phénomène très présent en Guyane sur l’aéroport de Cayenne. Les douanes qui font de plus en plus d’interception disent qu’il y a entre dix et vingt mules par vol entre Cayenne et Paris.
Vous travaillez avec le Brésil et le Suriname ?
Le flux entrant en Guyane n’est pas tellement en provenance du Brésil, il est en provenance du Suriname. La cocaïne arrive des pays producteurs au Suriname et passe en Guyane par la ville de Saint-Laurent du Maroni et un petit peu plus bas par le fleuve frontière du Maroni.
Travailler avec le Suriname fait partie des objectifs de l’Ofast. Arriver à développer de la coopération policière dans un premier temps, voire judiciaire ensuite, c’est l’objectif, mais c’est un pays où l'on part de loin, car ce n’est pas dans la nature des Surinamais de coopérer avec nous. On a de ce côté-là de nombreuses difficultés qu’on va essayer de surmonter.
Concernant le Brésil, dans un autre domaine, ce qui se développe actuellement en Guyane, c’est la délinquance violente d’origine brésilienne et notamment de gangs brésiliens qui viennent en Guyane faire des raids avec des braquages, des casses et qui repartent aussitôt.
Qui sont les acteurs du trafic de drogue en Guyane?
En Guyane, on est maintenant sur du trafic intermédiaire. Derrière ce trafic de mules, ce sont généralement des petites entreprises familiales qui ont souvent une partie de la famille en métropole et une autre en Guyane. Pour faire partir les mules de Guyane, ils se chargent de tout : ils les recrutent et les amènent à l’aéroport. On reste sur du trafic intermédiaire, on n’est pas sur des gros trafiquants. Mais sur l’aéroport de Cayenne, rien que sur les mules, on est à 1 tonne de saisie par an par les douanes. Le détachement ex-Octris et nouvelle Ofast de Cayenne traite entre 300 et 400 mules par an. C’est un chiffre énorme et très chronophage, très consommateur « en heure fonctionnaire », comme on dit, et cela diminue nos capacités d’investigation sur les réseaux de trafiquants. C’est une vraie problématique que l’Ofast va essayer peut-être de changer pour arrêter le plus grand nombre possible de gros trafiquants.
Le développement de ce trafic en Guyane est d’autant plus dramatique que l'on a affaire à des passeurs qui sont doublement victimes : c’est une sorte de double peine pour ces mules. Ce sont des gens qui sont issus de milieux défavorisés, qui sont exploités, voire contraints souvent de faire ce qu’ils font. Donc, ils sont déjà punis de ce point de vue là, et quand ils sont interceptés par les douanes, immanquablement il y a une sanction judiciaire, et même s'il y a une tendance à donner une sanction moins forte, c’est dramatique.
Là encore, dans le cadre de la création de l’Ofast nous allons analyser ce qui se passe et tenter de travailler autrement pour arriver à endiguer ce phénomène avec l’ensemble des acteurs. Mais cela se fera avec les mêmes moyens, car il ne faut pas rêver, on n’aura pas 200 à 300 fonctionnaires qui arriveront en plus demain matin, donc le défi est : comment, avec les mêmes moyens, nous pouvons travailler mieux.